Argument
Jean-François Lyotard est devenu célèbre à la faveur de deux livres : Economie libidinale (1974) qui semblait faire suite à L’anti-Œdipe de Deleuze et Guattari et La Condition postmoderne (1979) dont, par-delà discussions et polémiques, l’invention lexicale s’est imposée, sans garder trace de l’analyse qui lui donnait sens. Le renom acquis n’a pas ensuite dissipé les malentendus susceptibles de faire tort à la réception de son œuvre. Sans préjuger des raisons de l’équivoque, disons seulement que les champs de réflexion de Lyotard ont été multiples et croisés et, surtout, que leur traitement a connu de notables révisions. Non que certains intérêts aient été abandonnés au profit d’autres et que la politique ait cédé le pas à l’esthétique et à l’ontologie par exemple. C’est plutôt que le questionnement politique initial a été si intransigeant que, pour comprendre l’histoire bouleversée du vingtième siècle, Lyotard a dû procéder à des deuils et des refontes drastiques, où le nihilisme semblait le disputer au souci d’une résistance critique. Les “jeux de langage” d’un côté et “l’affect ” de l’autre lui ont ainsi servi d’axes pour remodeler – et ce, à plusieurs reprises – le tableau de la condition humaine, pour repenser les verrous et les ouvertures de nos existences.
Entre l’incohérence supposée de ses résultats et la ténacité présumée de son dessein, l’œuvre de Lyotard prête à confusion et s’entoure aujourd’hui d’ombre. D’un usage malcommode, sa pensée est le plus souvent rabattue sur celle de ses voisins de “la pensée française” : Deleuze et Derrida. Confusion où s’oublient le plus vif de chacun d’eux et, en particulier, la place si ambivalente que Lyotard accorde au sujet entre la décision exigée par le jugement d’une part et l’intensité anonyme où se donne l’”événement” d’autre part.
Presque dix ans après sa mort, il nous manque une compréhension propre de la voix qui fut la sienne dans le débat philo so phique de la fin du siècle dernier. Cette compréhension demande – et tel est le but de ce colloque – de reformuler le contexte du travail de Jean-François Lyotard, de distinguer son entreprise de celles avec lesquelles elle a peu à faire, de la rattacher au contraire à celles qui ont une profonde résonance avec elle ; mais aussi de desserrer le lien privilégié qu’on établit usuellement entre sa pensée et certains thèmes (comme l’esthétique et le relativisme sophistique), pour en réaffirmer d’autres qui comptent de façon permanente et structurante (comme celle du juste).
Ce travail, nous entendons le mener dans un esprit de recherche, et sans savoir d’emblée tout ce qu’il faut étudier, dire, conclure. C’est pourquoi nous avons essayé de rassembler dans ce colloque des philosophes de culture et de sensibilité différentes, liés à des champs, des styles et des horizons variés. Sans ignorer le chassé-croisé des registres dont chaque livre de Lyotard témoigne fortement, citons quelques lieux distincts autour desquels le questionnement devrait pouvoir prendre forme.
Lyotard et la philosophie politique
Jean-François Lyotard est d’abord exceptionnel en ce que, à la différence de ceux auxquels on l’associe le plus souvent, il fut un véritable militant politique au sens classique, un membre de l’organisation nommée “Socialisme ou Barbarie” (où Claude Lefort et Cornelius Castoriadis ont aussi formé leur pensée). Il a collaboré au sein de cette organisation à un travail de fond sur le marxisme. Avec ses camarades d’alors, il a produit un marxisme radicalement anti-stalinien qui était déjà en soi – dans les années 50 – un événement philo so phique, parmi un milieu français marxisant qui se répartissait entre communistes, trotskistes et, quelques années après, maoïstes. Depuis cet ancrage fort, définissant le sous-sol de tout son travail, l’itinéraire et la pensée de Jean-François Lyotard ont évolué, sur le plan de la philosophie politique, d’une manière qu’il importerait de cerner et d’élucider. Il faudrait pour cela revenir sur les étapes qui ont scandé la formulation de sa “critique” continue du vieux monde (Discours, figure, Economie libidinale et Le Différend en marqueraient des moments distincts). Mais aussi porter attention à certaines prises de position tardives (sur la guerre du Golfe par exemple) où il a pu prendre de front les certitudes d’un “camp” auquel on le croyait appartenir.
Lyotard, la question du désir et l’esthétique
Comme ses contemporains, Jean-François Lyotard a médité l’enseignement de la psychanalyse, se faisant son élève de manière philo so phique, mais usant aussi à son endroit de très grandes libertés. Son dialogue avec Freud a été initié par la lecture de Merleau-Ponty et le séminaire de Lacan, même si son acception de l’inconscient s’est d’emblée démarquée de celle de chacun de ces auteurs. En profondeur, le souci de la psychanalyse a été déterminé par la réflexion politique, tant il est vrai que Lyotard fut de ceux qui ont voulu reconnaître dans le Désir l’instance rebelle à l’ordre établi. Dans les phases ultérieures de sa recherche, il a continué de se référer à Freud, mais d’une tout autre manière. Qu’on pense ainsi à l’usage des notions de “refoulement originaire” et d’”après-coup” dans Heidegger et les Juifs.
Si son approche de Freud ne s’adresse pas aux praticiens de la psychanalyse, de quelque obédience qu’ils soient, elle a beaucoup séduit par la dimension philosophique qu’elle donnait à l’affect et à l’aisthèsis en général. Raison pour laquelle les esthéticiens au premier chef s’en sont emparé, trouvant là matière à une reconsidération de l’art contemporain. Toutes les monographies que Lyotard a consacrées aux peintres sont d’ailleurs tissées de cette référence, explicite ou non, à la psychanalyse, comme aussi sa biographie de Malraux. C’est là une des différences notables avec les travaux de Deleuze sur Bacon et sur la littérature anglo-saxonne, ou de Derrida sur les poètes.
Discours, figure, thèse publiée en 1971, articulait déjà psychanalyse, linguistique et esthétique. Semblant rompre avec une problématique explicitement politique, le livre a fait entrer Lyotard dans le débat sur le Texte qui agitait alors sémiotique et structuralisme. Il affirmait la singularité du sensible ou plutôt du “figural” et rendait à l’esthétique une autonomie que les arts comme la critique avaient mise à mal. “Les Immatériaux”, exposition très discutée dont il fut le maître d’oeuvre en 1982 au Centre Georges Pompidou, demandait en outre à quelle décisive inconsistance la postmodernité de l’art fait droit. Il y réaffirmait explicitement que le fil critique de sa réflexion n’avait jamais été rompu.
C’est dans le champ esthétique que la contribution de Lyotard reste le plus clairement consignée et considérée. Un effort de recul et d’approfondissement nous semble pourtant, là encore, nécessaire. Car la question esthétique a connu plusieurs formulations, en termes de “figural”, de “sublime” ou d’”apparition”, qu’il faudrait pouvoir articuler entre elles et à l’enjeu ontologique dont elles semblent chaque fois porteuses. Si la tentation métaphysique hante l’œuvre de Lyotard, c’est sur le terrain de la “passibilité” qu’il faut la chercher, terrain de l’affect voire de l’”extase” où le silence de l’œuvre joue sa partie. Aussi faudrait-il interroger la prépondérance de la peinture dans la réflexion esthétique de Lyotard au détriment du cinéma expérimental et de la musique contemporaine dont il avait pu auparavant s’occuper.
Lyotard et le judaïsme
Une originalité forte de Jean-François Lyotard est le rôle toujours plus important qu’a joué dans sa pensée la spécificité de l’expérience juive. C’est ce qui a pu conduire Derrida à lui dire par boutade “Je tiens le thème juif de vous”, ou Levinas à refuser l’épithète de penseur juif dont l’affublait Lyotard. Ignoré ou occulté durant la période militante, le fait juif s’est progressivement imposé et a servi de double contre-poids : à l’héritage marxiste et à son ambiguïté totalitaire d’abord, mais aussi à la philosophie du Désir dont Economie libidinale avait semblé épouser la licence. L’expérience juive est ainsi devenue le creuset de la réflexion de Lyotard sur le jugement et la justice, et une ligne de départage dans toutes ses polémiques (avec les tenants du “consensus” par exemple).
Il est essentiel de bien comprendre cet aspect de sa pensée, en envisageant de façon distincte la discussion avec Levinas, l’élaboration philo so phique de la tragédie de l’extermination, l’intérêt pour le fait juif comme tel et le refus de Lyotard de le ranger dans les catégories de l’anthropologie ou de la politique. La question est d’importance car il y a chez Lyotard une tension entre parole de la Loi et silence du Désir qui organise peut-être déjà le couple discours/figure, mais aussi le couple, plus secret, judaïsme/christianisme dont il faudrait comprendre l’opération dans la pensée de Lyotard (jusque dans le dernier livre sur Augustin).
Lyotard et l’histoire de la philosophie
Comme ses voisins et rivaux dans la pensée française, Jean-François Lyotard a affirmé sa singularité à travers sa reprise et ses commentaires des auteurs de la tradition. Cet aspect de son oeuvre pourrait avoir une grande portée dans la réévaluation de sa pensée. À l’image assez répandue d’un Lyotard postmoderne ennemi radical de l’Aufklärung, voire d’un Lyotard sophiste, il faut sans doute opposer la constance et la profondeur de sa réflexion sur Kant, qui semble bien être le philosophe dont il a le plus suivi l’inspiration. Il a trouvé en lui une vigilance rationnelle pour contrebalancer les élans sceptique ou romantique et récuser les triomphes de l’empirisme. A cet égard, il importe aussi d’étudier sa lecture et son interprétation des Grecs, la manière dont il a trouvé en particulier en Aristote – comme en Kant par la suite – un modèle de pensée “critique” capable d’arracher le jugement à deux adversaires se le disputant (Platon/les sophistes ou Leibniz/Hume) et de lui donner une nouvelle légitimité.
Son usage de Wittgenstein, sans doute aussi hérétique pour la philosophie analytique que l’est son usage de Freud pour la psychanalyse ou celui d’Augustin pour la philosophie médiévale, devrait nous éclairer sur l’intention et les enjeux de sa captation des auteurs. Nous ne préjugeons pas d’autres références possibles (Merleau-Ponty par exemple, jamais complètement abandonné ; ou Hegel, toujours vivement mis à mal) ni n’oublions ce que les absents – citons Spinoza ou Nietzsche, références privilégiées de la philosophie du vingtième – auraient à nous apprendre sur la pensée de Lyotard.
Notre espoir
Encore une fois, ces indications n’ont nullement la prétention d’encadrer, encore moins de prescrire à l’avance les réflexions de notre colloque. Nous souhaitons simplement un réel travail, qui accepte de se tenir dans l’après-coup de la pensée de Jean-François Lyotard plutôt que d’en prolonger illusoirement l’époque, et qui ne prenne pas pour argent comptant un certain nombre d’évaluations figées.
La curiosité de Lyotard a peut-être engagé sa pensée dans de multiples chemins. Elle l’a au moins prémunie de l’orthodoxie qui fait aujourd’hui le lit de la polémique entre philosophie continentale et anglo-saxonne. On trouvera sans doute quelque gain à chercher en lui, non un maître pour trancher ce débat qu’il avait de son vivant récusé, mais pour comprendre à quelle rigueur la pensée critique doit mesurer sa fragilité, une fois “les grands récits” désavoués et le devoir d’”enchaîner” reconnu.